Laurent Vidal La Rochelle Université > Recherche et innovation > La Recherche à La Rochelle Université > Portraits de la Recherche > Laurent Vidal Publié le 8 avril 2020 - mis à jour le 31 mai 2022 Nous sommes allé·es à la rencontre de Laurent Vidal, enseignant-chercheur à La Rochelle Université depuis 25 ans et directeur du laboratoire CRHIA (Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique). Photo : Astrid di Crollalanza (c) Flammarion Laurent Vidal est historien et enseignant-chercheur à La Rochelle Université depuis 25 ans. Son domaine de recherche est l’Histoire du Brésil et plus précisément l’Histoire des villes au Brésil. De manière plus générale, il s’intéresse aux circulations culturelles dans l’espace atlantique. Il est également directeur du Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique. Nous lui avons posé quelques questions autour de son dernier ouvrage « Les hommes lents » publié aux Éditions Flammarion en janvier 2020. Laurent Vidal, qu’est-ce qui vous a inspiré Les hommes lents ? Ce livre, avant d’être un livre, c’est une intuition. C’est la découverte il y a une dizaine d’années de cela d’un texte écrit par un géographe brésilien, un très court texte, avec un titre assez étonnant « La force est du côté des lents ». J’ai toujours trouvé cette idée stimulante. En le lisant quelque chose m’est revenu en mémoire, un vers d’Aimé Césaire « Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre », pour moi « les lents » ce sont ceux-là. On a tous en tête Modern Time de Charlie Chaplin, ce moment où il est sur sa chaine de montage et où il n’arrive pas à suivre la cadence, pour moi Chaplin, Charlot, dans les Temps Modernes c’est l’homme lent par excellence. C’est l’homme lent qui n’arrive pas à suivre le rythme imposé par la mécanique infernale de la machine. N’oublions pas que derrière la machine, il y a le contremaître et derrière le contremaître, il y a le patron de l’usine. On voit bien tout cet ensemble, cette chaîne de décision qui arrive à imposer un rythme rapide comme étant un symbole d’efficacité. À un moment il est avalé par la machine et quand il ressort il est complètement hébété. C’est un moment où il est libéré, il y a une forme de grâce poétique, on le voit quasiment danser, pour moi ça pouvait être ça la dimension subversive de la lenteur. Il y a clairement une dimension politique dans cet ouvrage, c’est une volonté de faire face et front à un discours que l’on reçoit constamment, qui est le discours de l’efficacité, de la promptitude. Pouvez-vous nous en dire plus sur cet ouvrage ? Je pars de l’usage de cet adjectif « lent » qu’on acolle à différents groupes, différents individus. L’adjectif « lent » lorsqu’il entre dans la langue française il vient du latin « lentus ». Il s’applique à la nature, à la végétation. On utilise le « lentus » pour qualifier quelque chose de mou, de souple, un tout petit peu aux hommes mais quoi qu’il en soit ce terme n’a pas de connotation négative. Or, petit à petit lorsqu’il entre dans la langue française, au 11e – 12e siècle, il n’est utilisé que pour parler des hommes et ce de manière négative. Au 16e siècle c’est fait, l’affaire est pliée, l’adjectif « lent » ne sert qu’à discriminer une attitude sociale que l’on veut pointer du doigt. Il s’est passé quelque chose et ce quelque chose j’essaye de le retrouver. D’un coté on voit une économie capitaliste qui se met en place autour d’un rythme, la promptitude, et d’un autre je dirais un univers religieux qui va dénoncer la paresse comme un pêché capital et associer la lenteur à la paresse, voilà ce qu’il s’est passé. Je montre comment tout au long de l’Histoire finalement on va discriminer des groupes et des individus. Le premier grand groupe qui va être discriminé ainsi comme un groupe « lent » ça va être les Amérindiens du Nouveau Monde quand on les découvre fin 15e – début 16e. Ils sont définis comme paresseux, on les représente dans des hamacs on dit qu’ils ne travaillent pas, etc. Un peu plus tard ça va être les esclaves africains que l’on décrit comme « indolents » et lorsque la révolution industrielle commence à se mettre petit à petit en place et bien ça va être les ouvriers que l’on dit « lambins », « trainards », etc. En 1935, Hitler met en place des camps de concentration où il concentre des indésirables dont les paresseux du travail et parmi les paresseux du travail il y a « les lents » donc c’est quand même assez sidérant c’est à dire qu’on enferme les gens parce qu’ils sont lents et ça c’est toute une partie de cet ouvrage. Après évidemment il s‘agit de montrer la dimension subversive de la lenteur. Un des gestes les plus symboliques pour moi c’est les gens qui jettent leurs sabots dans les machines pour les empêcher, pour casser les mécaniques et pour les empêcher de maintenir ce rythme et ça va donner naissance à un mot, le sabotage. On a également des ouvriers qui lorsque le contremaître n’est pas là essaient de diminuer la cadence, etc. Il y a la grève qui suppose l’arrêt complet de l’unité de production. Ce sont pour moi des outils de lutte rythmique. Je fais un bond pour me poser la question, et aujourd’hui ? Que seraient ces hommes lents aujourd’hui ? Qui seraient-ils ? Comment gérez-vous votre temps ? Comme je peux ! C’est à dire que je bricole avec le temps et ce n’est pas simple mais j’essaie quand même de temps en temps de me créer un peu de temps, d’étirer un peu le temps, d’en faire une sorte de petit hamac dans lequel je peux m’installer même pour très peu de temps mais on a besoin de ruptures de rythmes, je ne dis pas qu’il faut être lent, ce n’est pas une apologie de la lenteur, mais il faut savoir changer de rythme. Comment résistez-vous à la modernité dans votre vie quotidienne ? Je ne cherche pas forcément à résister constamment à la modernité, je ne pense pas que ça soit un objectif. J’aime beaucoup cette phrase de Bartlebi dans le roman de Melville « I would prefer not to », je préfère ne pas. À un moment donné on dit stop, non pas un stop qu’on brandit systématiquement avec un drapeau et un porte voix, non, à un moment donné on dit stop. Je dis « Ça, j’irai pas », « Ça, je le ferai pas » parce que je considère que pour différentes raisons… parfois même y a pas forcément à les expliciter. Parfois on est même pas capable de les expliciter, c’est-à-dire que c’est de l’ordre de l’intuition et le passage de l’intuition à la formulation ça peut prendre du temps. L’idée de faire un pas de coté, de ne pas toujours suivre la meute, le groupe et même quand le groupe est contre, c’est aussi ça de résister c’est-à-dire que c’est une résistance de type intempestive. Ça surgit, ça peut s’imposer à moi sans même que cela soit forcément rationalisé. Il faut donner de la place à ses intuitions. En tant qu’historien, auriez-vous aimé vivre à une autre époque ? Quand j’étais plus jeune, je me disais toujours je ne suis pas né au bon moment. J’ai eu mon adolescence dans les années 80 que je trouvais assez imbuvables parce que ce sont les années de l’individualisme. Quelle rupture avec la période antérieure ! Pendant les années 60-70, il y avait tout un ensemble d’expériences collectives, d’utopies sociales, d’expérimentations de vivre ensemble, c’est la naissance de l’écologie politique… Mais je crois qu’avec le temps on apprend qu’on est de son époque et qu’on ne peut pas faire autre chose. Mais vous savez, en tant qu’historien j’ai de la chance. Je ne suis pas obligé d’y aller physiquement sur place mais je passe mon temps à aller vivre auprès d’autres personnes quelque soient les époques et ça c’est absolument fabuleux, cette machine à remonter le temps qui est finalement ce qu’on a créé en Histoire ! Le temps vous fait-il peur ? Au contraire, le temps c’est le bien dont chacun de nous dispose. À nous de comprendre que le temps est un allié et non pas quelque chose qui nous oppresse. Georges Perec disait « Vivre c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner », moi je pourrais dire « Vivre c’est passer d’un temps à l’autre en essayant le plus possible de ne pas se faire mal ». Il faut savoir multiplier les temps et les rythmes dans notre vie. Vous considérez-vous comme un homme lent ? Alors tous ceux qui me connaissent disent que je ne suis pas un homme lent mais j’apprends à le devenir et j’apprends en tout cas de manière je dirais intempestive à créer des rythmes un peu différents et à me créer des plages de rythmes différentes dans la journée, ne serait-ce que lire un poème pour moi c’est un moment où je ne réponds à aucune contrainte. Quand j’écoute de la musique, non pas de manière distraite, là aussi j’échappe à des contraintes sociales et je crée mon propre temps. Ce livre pour moi ce n’est pas une apologie de la lenteur pour la lenteur, c’est plutôt une incitation à la rupture de rythmes et à s’ouvrir un temps à soi, une bulle de temps à soi de temps en temps dans la journée, dans la semaine, dans nos vies et ça c’est important parce que sinon on disparait, on devient de simples robots. LES HOMMES LENTS Résister à la modernité XVe – XXe siècle Éditions Flammarion Disponible en librairie LES HOMMES LENTS Résister à la modernité XVe – XXe siècle Livre de poche, Éditions Flammarion Disponible en librairie